Dans un monde où la technologie et le numérique dominent et façonnent nos modes de vie, l’industrie globalisée cache une face sombre. La République démocratique du Congo (RDC), au coeur de l’informatisation du monde, paie un prix élevé pour satisfaire la demande mondiale en appareils numériques. Derrière chaque écran, smartphone et gadget digital se cache une chaîne d’extraction aux conséquences désastreuses.
Dans cet entretien, Fabien Lebrun, chercheur et auteur de Barbarie numérique,_montre comment la révolution numérique continue de générer des violences et des violations des droits humains en RDC, perpétuant un cycle destructeur de dépendance et de pillage des ressources. Il explique à The Conversation Africa comment l’appétit insatiable pour les métaux rares, nécessaires à nos appareils connectés, nourrit des conflits meurtriers en RDC tout en détruisant l’environnement et en mettant en péril les communautés locales._
Qu’est-ce que l’extractivisme et la barbarie numérique que vous pointez, et comment affectent-ils la RDC ?
Activité centrale du capitalisme, l’extractivisme représente sa doctrine et sa pratique quant à l’exploitation des ressources naturelles (minières, fossiles, agricoles, forestières). L’extractivisme est né avec le capitalisme et vice-versa, choisi comme type d’exploitation du sol et du sous-sol à partir du XVIe siècle (qualifié de « siècle d’or ») dans les Amériques.
C’est donc la version productiviste, croissanciste, indifférenciée – par définition mondialisée – de l’extraction artisanale inversement destinée à une production locale en phase avec un mode de vie et une culture. L’extractivisme sous-tend l’idéologie de la propriété privée, une conception de la terre vue comme une ressource infinie et illimitée à exploiter pour produire, croître, développer, innover, etc. Propriété privée devenue catégorie du capitalisme synonyme de barbarie en tant que violente dépossession des communs, de ce qui relève de la collectivité et de la chose publique.
La spécificité de ce rapport à la terre et de cette acquisition de matières premières est d’être destructrice. Il pille et tue hommes et nature via des camps de travail et pollue l’environnement. Ces méfaits, qui remontent aux débuts de la colonisation, ne se sont jamais démentis depuis lors. En ce sens, la barbarie numérique est l’héritière de la barbarie capitaliste, dont chaque phase de développement se réalise par la violence politique en RDC.
Par ailleurs, nous sommes entrés avec la révolution numérique dans une nouvelle ère extractiviste, et ce à deux niveaux. D’une part, parce que l’industrie numérique est une industrie minière. Le numérique est en train de manger la Terre, avec sa cinquantaine de métaux composant un smartphone, proche de recouvrir la table de Mendeleïev (ou tableau périodique qui recense tous les éléments chimiques dont les minerais). Or, c’est précisément ici que cette transformation technologique du capitalisme affecte la RDC, seul pays au monde à disposer de tous ces éléments naturels dans son sous-sol.
D’autre part, l’économie numérique est une économie extractiviste en ce sens qu’elle repose sur l’extraction de données personnelles, soit sur le pillage de la vie privée – au demeurant caractéristique d’un régime totalitaire.
En quoi l’extraction minière contribue-t-elle aux conflits en RDC ?
L’extraction minière ne contribue pas seulement aux conflits en RDC, elle les détermine et en est à l’origine. La guerre qui a débuté en RDC en 1996, toujours en cours 28 ans après, a été financée par l’industrie extractive, en l’occurrence les multinationales minières nord-américaines, canadiennes en tête. Laurent-Désiré Kabila, appuyé par les pays voisins (Rwanda, Ouganda et Burundi) au sein de la “rébellion” AFDL (Alliance des forces démocratiques pour la liberation), a chassé Mobutu Sese Seko du pouvoir en 1997 grâce au financement du secteur extractif mondial.
Et c’est l’informatisation du monde, à la source de cette ruée minière sur le Congo, qui a déclenché un cycle de violences et d’instabilités, de convoitises et d’intérêts divers et variés, renouvelé à chaque innovation technologique (smartphone en 2007, tablette en 2010, 5G et voiture électrique aujourd’hui).
Le RDC répond effectivement à l’informatisation du monde des années 1990-2000 de par l’abondance et la diversité minéralogique de son sous-sol, notamment ceux qualifiés de “minerais de sang” : le coltan (tantale) qui sert à la fabrication des condensateurs, la cassitérite (étain) aux soudures des circuits électroniques (et qui contribue avec l’indium à rendre les écrans tactiles), le wolfram (tungstène) utilisé pour la sonnerie et le vibreur, l’or pour les circuits imprimés. A cela, il faut ajouter le cuivre pour les câbles, le germanium pour la technologie wifi, le cobalt et le lithium pour les batteries des téléphones et ordinateurs portables ainsi que pour les voitures électriques.
Autant être clair, sans RDC, pas d’iPad ni de Switch, pas de vélo électrique ni de Tesla. Les entrepreneurs et milliardaires Bill Gates et Elon Musk n’existeraient pas.
Quelle est la relation entre les violations des droits de l’homme et l’extraction minière en RDC ?
L’extraction minière est par nature destructrice. Elle est considérée comme la plus polluante, la plus criminelle et la plus meurtrière bien qu’elle passe sous les radars médiatiques. Les violations multiples et répétées de tous les droits (droit international humanitaire, droits du travail, droits des enfants, droits des femmes, droits environnementaux) s’observent, à différents degrés, partout dans le monde où existe l’extraction minière.
La RDC, de par son exceptionnalité géologique, en est l’exemple le plus tragique. Ce territoire cristallise une accumulation de crimes et une masse de violations équivalant à un nouveau stade de destructivité qui n’est autre que le nouveau stade technologique du capitalisme – ce que je nomme la barbarie numérique.
Quel est l’avenir de l’extraction minière en RDC ?
Si la pensée critique est une pensée conséquente, alors de ce qui vient d’être dit, l’extraction minière n’a de futur ni en RDC ni ailleurs. Le seul avenir de l’extraction minière, c’est la politisation de la technologie devenue son principal stimulant. La technologie doit effectivement faire l’objet de débats, discussions, concertations, arbitrages, dans le sens d’une désescalade technologique, d’une dénumérisation de la vie, et de multiples formes de déconnexion.
Avec sa cinquantaine de métaux, le smartphone est aujourd’hui l’objet colonial par excellence, mais encore une aberration géologique, une impasse terrestre et une irresponsabilité géopolitique. Il doit donc être abandonné au plus vite. Cela signifie que l’on doit s’organiser collectivement pour arrêter la production de ce type de gadget ensanglanté et écocidaire.
Depuis cinq siècles, la RDC est souillée et dépouillée pour fournir la mondialisation en hommes et en matières premières. Depuis les années 1990 et le tsunami numérique, la tragédie congolaise se mesure en plusieurs millions de morts, 7 millions de déplacés, 4 millions de réfugiés, des centaines de femmes victimes de violences sexuelles et de mutilations génitales.
A cela, il faut ajouter des dizaines de milliers d’enfants meurtris dans les mines, des territoires entiers contaminés par l’activité minière, des forêts rasées, des cours d’eau intoxiqués aux métaux lourds, des rivières et lacs où la vie a disparu, faune et flore éradiquées. Trente ans de numérique dans le monde, c’est trente ans de morts congolais et de terres mortes en RDC sur lesquels repose le développement technologique.
L’extraction minière en RDC doit donc être mise en perspective avec les besoins fondamentaux qui ne peuvent être définis que par les populations congolaises privées de leurs moyens de subsistance, en vue d’une réappropriation de leurs terres fertiles et nourricières.
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